Le prix de la pâte à papier flambe. Simple mauvais alignement des planètes ou addition de phénomènes structurels et conjoncturels ? Deux spécialistes du secteur analysent pour nous la situation et confrontent leurs points de vue … Pas toujours les mêmes. Un débat d’experts, pour vous faire votre propre opinion.
Alain TRIPIER a fondé le cabinet SEREHO, un bureau d’études socio-économiques qui intervient notamment sur l’économie du papier.
Jan Le Moux, est directeur Économie Circulaire de la COPACEL, syndicat professionnel représentant les entreprises françaises productrices de pâtes, papiers et cartons.
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Le prix de la pâte à papier a en effet entamé sa hausse en septembre 2020 et ne semble pas vouloir l’arrêter. Sur huit mois, il a bondi de 60 %. Les prix des fibres vierges ont augmenté de 44 % pour la pâte de résineux et de 47 % pour la pâte de feuillus. D’après l’Insee, l’indice des prix des matières premières importées correspondant à la pâte à papier s’est apprécié, de 103,8 à 109,7 en un an (indice en base 100 sur la période août 2020 – juillet 2021).
Alain Tripier : La pâte à papier est un produit mondial, spéculatif. Comme tout s’est affolé sous la pression de la demande chinoise et mondiale, avec le rebond post-Covid, les prix se sont enflammés rapidement !
Jan Le Moux : Qu’il s’agisse des matières premières, de l’énergie, du transport… toutes les composantes des coûts de production de notre industrie connaissent des augmentations ahurissantes ! Couplées à une demande soutenue, liée à la reprise économique, cela conduit à des hausses de prix, voire à des décalages ou des annulations de commandes. Certains de nos adhérents n’avaient jamais vécu une telle situation !
A.T : C’est la conjonction de facteurs de marché, somme toute assez simples. Il y a tout d’abord un problème d’engorgement du fret maritime, couplé à une réduction assez violente des capacités de production de papier graphique en Europe, au profit de papiers pour emballage. Le tout dans un contexte de reprise économique post-COVID qui a dynamisé la demande de papier graphiques et de produits d’emballages, notamment en Chine. À noter que la demande asiatique n’a pas vraiment fléchi pendant la crise.
Alain Tripier : Une demande de papier dynamisée, sans moyen de production suffisants pour y répondre à la suite du choix des papetiers européens ces dernières années.
Si on ajoute à cet effet ciseaux, qui a une conséquence mécanique sur les prix, la pénurie de chauffeurs routiers en Europe, la flambée du prix des énergies (le papier doit sécher), les contributions aux filières de recyclage et le coût des quotas carbone, tout est fait pour que les prix suivent une courbe ascendante, qui se répercutera inexorablement sur les prix de vente. Je constate que certains acteurs de la profession ont déjà annoncé une hausse du prix à la caisse de leurs produits : 30 % pour le papier-toilette, 15 à 25 % pour les cahiers ou les feuilles à dessin.
Si je voulais forcer le trait, je dirais que les papetiers européens y sont allés un peu fort et fait le lit de la pénurie en baissant la capacité de production de papiers graphiques au bénéfice des papiers pour ondulés (PPO). D’autant plus qu’il est relativement facile de convertir un outil industriel qui produit du papier journal de 40 grammes vers du PPO à 60 grammes. Le balancier est-il allé trop loin ?
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J.LM : La reprise entraine une forte demande de produits papetiers, qu’il s’agisse d’emballage ou de papier graphique, par exemple pour les journaux ou les prospectus dont la distribution est un moyen pour les enseignes de faire revenir le consommateur chez eux.
Jan Le Moux : Une reprise économique qui touche de nombreux secteurs, dont l’industrie papetière, couplée à certains facteurs qui lui sont spécifiques.
Or, une part importante du carton ondulé et du papier journal est issue du recyclage. Pendant les périodes de confinement, les distributions de prospectus ou l’usage du papier graphique a été moindre : il y en a donc moins à trier, dans des centres de tri où les règles de distanciation physique perturbent encore le tri des papiers. Les producteurs de papier journal ont ainsi fait face à une hausse brusque de la demande, sans trouver des approvisionnements à la hauteur de leurs besoins, ou bien à des prix qui ont explosé.
Deux remarques complémentaires peut-être. D’abord, le sujet du fret maritime me semble secondaire. Le papier pour les journaux et les prospectus utilisé en Europe est essentiellement produit en Europe. Les contraintes d’approvisionnements sont européennes et le fret maritime un problème supplémentaire, pas le premier, ni le principal.
Ensuite, on entend parfois qu’il n’y a plus de papier graphique parce que les papetiers privilégieraient l’emballage carton. C’est un raccourci erroné : il suffit d’aller visiter une usine papetière pour voir que ces sites sont conçus et calibrés pour un type de production. Un site produisant plusieurs centaines de milliers de tonnes par an ne peut pas changer de production parce qu’un créneau serait tout à coup plus porteur.
PPO : Les papiers pour ondulés (PPO) sont utilisés pour produire le carton ondulé à destination de la grande distribution, de l’emballage industriel et plus récemment du e-commerce. |
A.T. : Les plus gros faiseurs ont joué la carte du stock en prévision de la reprise. L’année dernière, les usines allemandes produisaient du PPO massivement notamment pour alimenter la Chine et satisfaire ses besoins en emballage.
Alain Tripier : Ce n’est pas la pénurie qui est à craindre, mais plutôt l’allongement des délais.
La flambée de la demande mondiale a contraint les industriels du papier à hiérarchiser leurs livraisons. Les gros clients s’en sortent mieux car les approvisionnements ont été sécurisés au prix fort. Ce sont les gros imprimeurs qui impriment la presse magazine et les prospectus. Environ un tiers de la consommation de papier en France est dédiée aux imprimés sans adresse et, dans les deux cas, ce sont les donneurs d’ordre qui achètent le papier. Quant aux petits acteurs, ils vont davantage subir la conjoncture.
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J.LM : Les éléments que j’ai évoqués sont des éléments conjoncturels : la reprise économique est explosive mais va probablement s’atténuer, et les perturbations d’approvisionnements devraient se résorber.
Jan Le Moux : C’est la conséquence d’une économie circulaire performante : si des prospectus sont à nouveau distribués, ils seront collectés, triés, et utilisés pour produire du papier recyclé – d’autant que leur taux de recyclage est particulièrement élevé. La question est de savoir quand un relatif retour à la normal aura lieu…
Mais cela ne remet pas en cause la situation structurelle du papier graphique, dont l’usage décline régulièrement depuis des années. Sur un secteur en décroissance régulière, la situation d’aujourd’hui a quelque chose de paradoxal, mais surtout risque de favoriser ou d’accélérer des changements structurels tels que le recours au digital.
A.T : Je regrette cette opportunité manquée pour développer le marché du papier recyclé, notamment à cause du fléchage vers l’emballage plutôt que le papier. Il y avait une opportunité de développer le marché du papier recyclé dans une période de pénurie. Pour les collectivités locales, le tri du papier est coûteux et, en étant moins fin au niveau du tri, le papier graphique en mélange est recyclé en emballages. N’oublions pas que cela se passe dans un contexte de baisse de la ressource en vieux papier.
J.LM : Indépendamment de la situation actuelle, le papier est déjà depuis longtemps un exemple d’économie circulaire. Le papier provient soit du bois, qui est une ressource renouvelable (et notamment des sous-produits de la filière bois : entretien des forêts, chutes de menuiserie), soit du recyclage, après que le papier a été trié par le citoyen. En particulier, sur les marchés dont il est question.
Jan Le Moux : Les statistiques européennes montrent que le papier journal est déjà pour 90 % du papier recyclé.
Ainsi, lorsqu’une usine de papier graphique recyclé ferme, ce n’est pas parce que le consommateur n’aimerait pas le papier recyclé (il en utilise sans même le savoir !), mais parce la consommation de papier baisse depuis des années. Cela oblige des entreprises papetières européennes à ajuster leurs capacités de production : elles ne peuvent pas maintenir des usines qui ne serait pas économiquement tenable.
On peut regretter aujourd’hui que des usines européennes, dont on aurait besoin dans la période actuelle, aient été arrêtées en 2019 ou début 2020. Mais un délai n’aurait rien changé sur la tendance de fond, et surtout… qui aurait pu prédire fin 2019 qu’il y aurait une reprise explosive fin 2021 en conséquence d’une pandémie mondiale ?
Jan Le Moux : L’intérêt médiatique pour l’économie circulaire ne doit pas faire oublier les fondamentaux de notre industrie.
Pour prendre de bonnes mesures, il faut bien identifier le problème. Il n’est pas que les gens préfèreraient lire leur journal sur un papier ou un autre, mais qu’ils lisent de moins en moins leur quotidien en version papier. Il faudrait donc que les impacts environnementaux du numériques soient encadrés – il y a une forme de distorsion de concurrence environnementale entre le papier et le numérique !
A.T : Après le recul en 2020, l’année 2021 devrait être marquée par un fort rebond des imprimés sans adresse. Car, tant que la bagarre commerciale continuera entre les grandes enseignes, le seul moyen efficace pour générer du trafic, c’est l’imprimé publicitaire ! D’après moi, dans les trois ans qui viennent, ce média va continuer à performer, avec des volumes de papiers considérables.
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J.L-M : Avec la reprise de l’activité économique de ces derniers mois, et si la situation sanitaire permet de normaliser la collecte et le tri, on peut imaginer que la situation revienne progressivement à la normale. Avec la remise en route de la distribution de prospectus, la quantité de papier qu’on trouvera dans les centres de tri va augmenter et ceux-ci vont remettre la production de ces déchets triés dans leur priorité. Cela permettra de réalimenter les usines de papier et on pourrait avoir une situation qui va s’améliorer naturellement.
La question est de savoir à quelle échéance cette normalisation se réalisera, et si des mesures anti-papier prises pour de mauvaises raisons environnementales ne viendront pas à nouveau perturber le jeu.
L’ajustement des capacités de production du papier graphique est inévitable et peut entrainer ponctuellement des tensions lorsqu’un site de grosse capacité ferme en Europe. La situation économique exceptionnelle que nous connaissons aujourd’hui a accentué un phénomène qui aurait eu lieu de manière moins marquée en temps normal.
Image mise en avant : Léo-Pol JACQUOT