En septembre dernier, une étude de long terme a mesuré l’affinité des CSP- avec le courrier publicitaire, dont le prospectus. L’occasion de revenir sur une classe socio-économique sous pression. Toujours à l’affût de bons plans pour satisfaire aux normes de consommation.
En septembre 2020, MEDIAPOSTE a cherché à connaître l’audience que les classes modestes portent au courrier publicitaire. Pour cela, l’entreprise a mandaté Isoskèle, l’agence de data-marketing et de communication du groupe La Poste, pour réaliser une analyse à partir des résultats de BALmétrie, l’étude d’audience du courrier réalisée par IPSOS depuis 2012 [NDLR : voir encadré en bas de page].
La notion de classes renvoie à la nomenclature historique des catégories socioprofessionnelles (CSP), conçue par l’Insee en 1954. À l’époque, l’objectif était de classer les individus selon leur situation professionnelle, tout en tenant compte de critères complémentaires : le métier, l’activité économique, la qualification, la position hiérarchique ou le statut. Elle comprenait neuf grands groupes [1], divisés en trente catégories et était utilisée, entre autres, pour les recensements de population de 1954 à 1975.
Cette nomenclature a été abandonnée en 1982 pour être remplacée par la nomenclature des professions et catégories socioprofessionnelles (PCS). Une nomenclature avec 486 professions regroupées sous 31 catégories socioprofessionnelles, elles-mêmes classées en 6 groupes socioprofessionnels [2]. En dépit de nouvelles révisions (2003, 2017), les catégories et les groupes socioprofessionnels n’ont pas changé. Plus encore, malgré l’instauration de la nomenclature PCS en 1982, les anciens termes CSP+ ou CSP- sont restés ancrés dans le langage commun, notamment marketing.
Aujourd’hui, les classes dites modestes, ou CSP-, représentent 28 % de la population française et regroupent des professions telles que les agriculteurs, les employés et les ouvriers (groupes 1, 5 et 6).
« Il n’existe pas de définition naturelle des catégories modestes » précise Louis Maurin, Directeur de l’Observatoire des Inégalités, « mais nous situons le bas de l’échelle de revenus aux 30 % de nos concitoyens qui gagnent 1 400 € nets par adulte par mois, ou 2 100 € nets pour deux adultes ». Rappelons que le revenu médian en France est d’environ 1 700 € nets par adulte par mois. Et que la classe dite moyenne se situe dans une fourchette qui va du salaire médian à 2 600 € nets mensuels par adulte.
Pour Louis Maurin, « ce qui est marquant, c’est que, depuis vingt ans, les catégories modestes ont des revenus stagnants. Il n’y a pas d’effondrement à proprement parler, mais vingt ans c’est long ! D’autant plus qu’avec la crise que nous affrontons actuellement, nous savons que c’est une catégorie qui va subir les baisses de revenus les plus importantes ».
Cette menace est particulièrement vraie pour les très bas salaires, de 600 à 700 € mensuels. Pour les autres, il existe bon nombre d’amortisseurs sociaux. Surtout, « la France reste une société en mouvement, qui créé de l’emploi et de la mobilité » assure Louis Maurin. En d’autres mots, ce ne sont pas forcément les mêmes qui restent au même niveau de revenus.
« Les classes modestes prennent les normes sociales en plein visage » Louis Maurin – Directeur de l’Observatoire des Inégalités
Pas de misérabilisme donc, mais les priorités des classes modestes sont du domaine de l’essentiel : pouvoir consommer de la viande, renouveler ses habits, payer son loyer… « Dans une société moderne, la pauvreté est relative » souligne le directeur de l’Observatoire des Inégalités. « Les gens mangent à leur faim et c’est sur le “superflu” que les privations se font : aller au bowling avec les copains, changer de baskets de marque plusieurs fois par an, partir en vacances. Finalement se sentir exclu d’une certaine norme sociale ».
Dans ce contexte, on comprend mieux l’impact que peut avoir la réception de sollicitations publicitaires. « Les classes modestes prennent les normes sociales en plein visage. Ces publicités présentent des “trésors” tout aussi “indispensables” les uns que les autres… Surtout avec des enfants, toujours très prescripteurs » observe Louis Maurin. D’où le risque de frustrations plus problématiques, notamment en cas de rabotement du pouvoir d’achat. Le mouvement des gilets jaunes, au moins à sa genèse, a pu être une traduction de ce phénomène [NDLR : voir encadré en bas de page].
Alors, pour accéder à une consommation plus proche des normes établies, les classes modestes sont friandes de bons plans : remises, promotions, programmes de fidélité. Consommer comme les classes moyennes, mais avec moins de moyens. On comprend facilement que le prospectus soit devenu un outil central dans leur « processus » de consommation.
« Chaque semaine, les CSP inférieures lisent plus d’imprimés publicitaires que les Français lambdas » résume Mylène Lemoine, Chargée d’Études Senior chez Isoskèle. « 68 % d’entre eux en lisent au moins un par semaine, contre 63 % de la population Française ». Et l’affinité est encore plus forte quand il s’agit d’informations envoyées par une enseigne de la distribution alimentaire. Dans ce cas, ils sont 57 % à lire au moins un catalogue publicitaire en moyenne chaque semaine (contre 50 % de la population Française) « avec une affinité plus forte pour les enseignes discount : Lidl, Aldi, Leader Price ou Netto » précise Mylène Lemoine.
C’est sans doute une des raisons pour lesquelles la grande distribution alimentaire est la grande gagnante de la croissance en 2019. Les distributeurs alimentaires trustent à 70 % le classement des 100 enseignes ayant réalisé le plus gros chiffre d’affaires – et la meilleure croissance – en 2019. Lidl par exemple, parmi les enseignes favorites des classes modestes, a réalisé une progression de 7 % [3].
La préférence des ménages modestes pour ces enseignes à bas prix conforte l’idée que leur consommation est d’abord orientée vers les achats indispensables tels que l’alimentation. En octobre 2020, un sondage réalisé en ligne [4] par Happydemics détaillait encore un peu plus ce marché. On apprend que les retraités sont les premiers clients du discount (27 %), suivis par les employés (16 %) et les professions intermédiaires (14 %). Les agriculteurs exploitants sont pour ainsi dire absents de ce classement (1 %), de même que les artisans et chefs d’entreprise (4 %) alors que les cadres, dont on pouvait s’attendre à ce qu’ils « snobent » ces enseignes, sont 9 % à les fréquenter.
En province, sans que l’on puisse véritablement parler de fracture, la lecture d’au moins un prospectus par semaine est encore plus affirmée, puisque la proportion monte à 60 %. « Nous savons que ce média est plus consulté en province qu’en région parisienne, mais cette différence est surtout une question de zone de chalandise. En province, les consommateurs peuvent plus facilement se déplacer vers tel ou tel magasin et, de fait, mieux préparer leurs achats en amont. D’ailleurs, il y a moins de prospectus distribués en Ile-de-France qu’ailleurs sur le territoire » souligne la chargée d’études. Dans les faits, ce sont en moyenne 6,7 imprimés publicitaires qui sont lus chaque semaine par les classes modestes, avec un pic à 7 quand ils habitent en province.
Côté illectronisme, pas de phénomène marqué. Les CSP- sont bien utilisatrices d’Internet. Fait intéressant, elles sont 33 % à avoir installé un ad-blocker, contre 17 % à avoir collé un Stop-Pub sur leurs boites aux lettres. Le seul décrochage est à chercher du côté des retraités de cette classe sociale. « Ils lisent encore plus les imprimés publicitaires, en recherche de promotions, car ils sont moins joignables autrement » indique Mylène Lemoine. Ils sont ainsi 62 % à lire au moins un prospectus envoyé par une grande surface alimentaire chaque semaine.
Au final, « pas de réelle surprise dans ces chiffres », mais une analyse plus poussée qui confirme des grandes tendances.
« Cette population affiche une certaine stabilité en termes d’audience. D’ailleurs, les enseignes qui ont été tentées d’arrêter ce média auprès des CSP- se sont vite rendu compte qu’elles perdaient des clients » Mylène Lemoine – Chargée d’études Senior, Isoskèle
Mépris de classe… modesteEn décembre 2018, au démarrage du phénomène « gilets jaunes », Le Monde avait consacré un portrait à une famille de Sens dans l’Yonne [NDLR : article sur abonnement]. Et, à la suite d’une avalanche de réactions tantôt hostiles, tantôt condescendantes, la rédaction avait poussé le curseur pour comprendre les raisons de ce mépris, issu du lectorat, très CSP+, du quotidien du soir. Un article à découvrir en accès libre avec l’analyse de Louis Maurin et de la sociologue Jeanne Lazarus qui résume : « Ils [NDLR : la famille à qui était consacrée l’article] appartiennent à une catégorie de plus en plus identifiée : les classes moyennes fragiles. Ils cherchent à s’accrocher au mode de vie de la classe moyenne : être bien habillé, avoir une part de plaisirs, ne pas être uniquement dans la contrainte. Et, quand tout s’effrite, c’est par la consommation qu’on trouve une place dans la société. Or, ce que leur renvoient les commentaires, c’est qu’ils ne devraient pas s’autoriser ces “petits plaisirs”. C’est très violent, socialement. C’est une façon de dire qu’ils doivent se satisfaire de leur place ». Quand aux injonctions sociales, s’ajoute le mépris de classe. |
Méthodologie de l’étude « L’imprimé publicitaire dans le quotidien des classes modestes »Réalisée par l’institut IPSOS depuis 2012 pour l’interprofession du courrier, cette étude analyse tout ce qui entre dans la boîte aux lettres des Français, à l’exception des correspondances privée. L’étude considère donc :
|
[1] 0. Agriculteurs exploitants – 1. Salariés de l’agriculture – 2. Patrons de l’industrie et du commerce – 3. Professions libérales et cadres supérieurs – 4. Cadres moyens – 5. Employés – 6. Ouvriers – 7. Personnels de services – 8. Autres catégories
[2] 1. Agriculteurs exploitants – 2. Artisans, commerçants et chefs d’entreprise – 3. Cadres et professions intellectuelles supérieures -4. Professions Intermédiaires – 5. Employés – 6. Ouvriers
[3] Enquête LSA Conso publiée le 1er octobre 2020 (sur abonnement).
[4] « Le discount est-il devenu hype ? » publié sur Stratégies.fr le 28 octobre 2020.