Chercheur au CNRS et jusqu’à peu chargé de recherche au Laboratoire de neurosciences cognitives à Marseille, Jean-Luc Velay étudie depuis de nombreuses années les interactions entre la lecture, l’écriture et le cerveau. Il est notamment à l’origine d’une étude* avec deux confrères sur les différences de mémorisation entre support papier et support digital qui est riche d’enseignements.
Jean-Luc Velay : Chercheur au CNRS dans le domaine des neurosciences et plus particulièrement des neurosciences cognitives, j’ai travaillé depuis plus de 30 ans sur l’aspect particulier que représentent les apprentissages scolaires – la lecture, l’écriture – et les changements induits par les outils numériques. J’ai également travaillé ces questions avec les adultes et étudié les conséquences que cela peut avoir sur les plans cognitif et cérébral. Ce que cela change dans notre façon de lire et d’écrire lorsque l’on utilise des outils numériques.
J-L.V. : C’est une idée initiale de ma collègue norvégienne Anne Mangen, qui était venue passer un an à Marseille, où j’étais chargé de recherches au Laboratoire de neurosciences cognitives. Nous avons monté cette expérimentation à partir d’un sentiment que beaucoup de lecteurs qui sont familiers des outils numériques peuvent avoir. C’est-à-dire que l’on a des sensations différentes lorsque l’on lit un livre numérique ou lorsque l’on lit un livre papier. On peut notamment avoir un sentiment d’égarement parfois avec un support numérique. Notre collègue Gérard Olivier s’est joint à nous par la suite pour déterminer si ce sentiment était purement subjectif ou bien est-ce qu’objectivement il a des conséquences dans la compréhension de ce que l’on lit.
« Vous aurez plus de mal à vous situer dans « l’espace » du document »
Pour illustrer cette question, il y a un exemple parlant : si vous lisez un roman policier sur papier et que l’on vous donne le nom de l’assassin alors que vous voyez bien qu’il vous reste une centaine de pages à lire, vous vous doutez qu’il va encore y avoir des rebondissements. Vous n’aurez pas cette perception si vous êtes sur une liseuse et vous aurez plus de mal à vous situer dans « l’espace » du document et dans le temps de l’histoire. C’est ce que nous avons voulu tester. Nous avons pris des lecteurs adultes et nous leur avons présenté une nouvelle policière d’Elizabeth George de 23 pages. Nous avons fait fabriquer un petit livre papier et produit un fichier exactement identique pour liseuse, avec le même nombre de pages et la même mise en forme, chaque groupe se voyant attribuer l’un des deux formats. Puis nous leur avons posé un certain nombre de questions de mémoire : le nom des personnages, les événements et dans quelle partie du texte ils étaient intervenus… Et nous avions également mis sur des petits bouts de papier que nous avions mélangé sur une table 14 événements en leur demandant de les remettre dans l’ordre chronologique où ils intervenaient dans le texte.
J-L.V. : Du point de vue de la compréhension générale, des liens entre les personnages, il n’y avait pas de grande différence entre les deux groupes de lecteurs. En revanche, sur la localisation des événements dans l‘espace du texte (1er tiers, 2ème tiers, 3ème tiers), ceux qui avaient lu sur livre papier obtenaient déjà de meilleurs résultats. Et là où la différence était la plus marquée, c’était sur l’organisation chronologique des 14 événements. Les lecteurs sur papier avaient une meilleure mémoire et une meilleure représentation des événements que les lecteurs sur support numérique. Nous avons tiré la conclusion que lire sur un support numérique ne permettait pas d’avoir l’aide concrète et matérielle du support papier et ne permettait pas de se localiser aussi bien dans l’espace et la chronologie.
J-L.V. : En fait, on lit aussi avec les mains. Nous avons des informations en retour sur l’épaisseur du support papier, par exemple. Vous n’êtes pas dans la même situation en tenant en mains 50 pages ou 300 pages. Vous vous représentez ce que sera votre temps de lecture. Et puis vous tournez les pages, vous les manipulez, vous pouvez revenir en arrière pour rechercher une information… Avec un support numérique, ce n’est pas exactement la même chose. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lorsque nous avons un document un peu long à consulter, nous avons tendance à l’imprimer sur papier pour le lire plus attentivement, se promener dans le texte, l’annoter…
« Les outils numériques réduisent considérablement l’interaction physique avec le lecteur »
La majorité de nos activités dans la vie quotidienne mettent en jeu le corps et donc nos sens : bien entendu la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat… Et la lecture est probablement une activité qui fait appel à plusieurs sens. Elle ne fait pas appel qu’à la vue, elle est aussi sensorimotrice. Nous avons une interaction concrète, physique, avec le support de lecture. Nous lisons aussi un peu avec nos oreilles : tourner les pages, cela fait du bruit. D’ailleurs, les premiers concepteurs de livres numériques ne s’y étaient pas trompés puisque le plus souvent, ils réintroduisaient dans leurs liseuses le bruit d’une page que l’on tourne.
Les livres ont également une odeur. Nous y sommes plus ou moins sensibles mais cela peut faire partie du rapport inconscient avec la lecture. Il est clair que l’ensemble des outils numériques réduisent considérablement l’interaction physique avec le lecteur, ce qui joue un rôle dans la compréhension de ce que l’on lit.
J-L.V. : Oui, quand il y a beaucoup de pages, se déplacer dans un document est plus compliqué, nous avons moins de repères. On aime bien parfois retourner en arrière pour revoir quelque chose. Naviguer dans un document volumineux sur un support numérique est plus compliqué, c’est beaucoup moins spontané qu’avec un document sur papier. Un support papier sur lequel on peut prendre des notes, entourer des éléments.
J-L.V. : Au cours des différentes expériences que nous avons réalisées, nous avons pris des liseuses qui ne sont pas rétro-éclairées, car les autres supports comme les ordinateurs, les smartphones ou les tablettes, peuvent non seulement nuire entre autres à la qualité du sommeil, mais sont également plus néfastes au plan visuel et ont un impact plus grand sur le cerveau, sur le système nerveux en général et donc sur nos capacités de mémorisation.
* https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyg.2019.00038/full